Dr. Zouhair Lahna : “Le Maroc est le pays où j’ai le plus de difficultés à travailler”

Médecin humanitaire, obstétricien, Zouhair Lahna travaille bénévolement au Maroc depuis 20 ans. Formation de sage-femme, accouchements, opérations... Après des années d'actions caritatives aux quatre coins du pays, le docteur Lahna abandonne son activité de bénévole au Maroc, fatigué par le système de santé publique et le manque de reconnaissance du milieu envers son travail.

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Le docteur Lahna dans son bureau à une clinique de Bouskoura. Crédit: Clément Di Roma / TelQuel

Après des interventions dans des pays en guerre comme la Syrie, le Bangladesh, ou la Palestine où il se rend encore, le docteur Zouhair Lahna a dispensé des centaines de formations de sage-femme au Maroc. Il a apporté son aide dans des zones médicales sinistrées. Au bout de ses forces, il a annoncé récemment qu’il quittait son pays pour retourner exercer au Moyen-Orient. Dépité du manque de progrès dans la santé et de l’absence de reconnaissance de son travail, il va quitter l’Ordre des médecins du Maroc. TelQuel l’a rencontré à Bouskoura, dans la clinique où il exerce encore comme obstétricien, pour comprendre son départ. Le médecin, qui sortait à peine du bloc, nous explique sa décision.

TelQuel :  Partir après tant d’efforts, cela signifie que votre combat pour l’accès aux soins obstétriques au Maroc est perdu ? 

Zouhair Lahna : Non, il n’est pas perdu. J’ai montré à beaucoup de gens qu’on peut réussir à améliorer les soins ici. Depuis que je suis revenu de la bande de Gaza en 2014, j’ai consacré 80% de mon temps pour l’action caritative au Maroc. J’ai redoublé d’efforts depuis 2016, parce que ça reste mon pays de naissance. Il n’y a pas de réelle guerre ici, sauf la guerre sociale vis-à-vis des plus pauvres. Aucune bombe ne tombe, mais les patients sont malmenés dans le public.

Avec tous les efforts que j’ai fournis depuis 20 ans, très peu de choses ont changé dans notre système de santé publique. Très peu de médecins m’ont imité. Je me sens seul pour essayer de colmater le système défectueux de l’accouchement. Je n’ai pas de soutiens financiers ni même de mes confrères. Mes autorisations pour travailler n’arrivent qu’au compte-goutte…

J’ai travaillé avec Médecins sans frontières (MSF), je suis allé là où personne ne va, pour exercer gratuitement et témoigner des désastres auxquels j’assistais. Je le fais ici aussi au Maroc, pour tenter d’éveiller les consciences dans les postes à responsabilités ou chez les soignants. Personne ne semble se rendre de la catastrophe de la santé publique.

Prenons l’exemple de cette femme qui va et vient depuis un an entre différents médecins. Elle a fait des consultations pré-anesthésie, mais elle n’est pas opérée depuis un an. Soit on refuse de procéder à l’opération. Soit on accepte, mais l’opération est bâclée. Elle est en mauvaise santé, elle ne peut pas s’occuper d’elle-même, de sa famille, elle ne peut pas travailler. On met les gens à genoux. Une femme fatiguée, c’est aussi une famille fatiguée, une société fatiguée. Que veut-on, nous les médecins et les responsables de la santé ? Un pays debout, ou bien fatigué ?

Dès que je me rends dans un hôpital ou dans une région enclavée, les médecins manquent. L’administration laisse faire. Ça leur permet de ne travailler qu’à temps partiel, de trouver des arrangements. Il est incompréhensible que des jeunes qui ont étudié pendant 12 ans participent à tout ça. Ils devraient contribuer au bonheur des malades, et non mettre les gens à genoux. Mais le ministère les affecte trop loin, sans roulements ni compensation, en les poussant vers la dépression.

Une goutte d’eau en particulier a fait déborder le vase. Des sages-femmes que j’ai formées n’arrivent même pas à obtenir de bandelettes urinaires pour diagnostiquer la prééclampsie, une maladie du placenta. C’est la base du suivi de grossesse. Si ce n’est pas dépisté, la patiente a de grandes chances que son bébé meure dans son ventre, ou de faire une hémorragie. Quelle est l’utilité de donner des cours si les sages-femmes n’ont pas l’équipement de base pour travailler ?

Estimez-vous que votre travail n’a pas été assez reconnu

J’ai sillonné le Maroc avec une sorte de bâton de pèlerin. Mon objectif était, il y a quelques années, de former une centaine de sages-femmes, avec mon propre matériel. J’ai fini par en former 600 en trois ans. Elles apprenaient à pallier les urgences, ça a eu un impact très important. Mais personne ne voulait s’associer avec moi pour donner ces formations, aucun gynécologue ne m’a rejoint. Force est de constater que je suis dans une locomotive qui ne tire aucun wagon. La jeune génération de médecin a des rêves, j’espère qu’ils seront nombreux pour former un train de la santé et réaliser leurs rêves altruistes.

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Je suis à bout, sans soutien financier, logistique ou moral. Les médecins des hôpitaux où je me rendais refusaient mon aide bénévole, parce que le privé prime. Mais les gens simples, qui sont l’ossature de la population et qui n’ont pas les moyens de payer des soins de qualité, doivent obtenir des soins publics décents. Mais dans le public, tous mes collègues vous diront qu’ils sont déprimés, qu’ils attendent de finir leur contrat de 8 ans pour partir dans le privé. Ils sont usés et jettent l’éponge. Les jeunes qui rentrent dans la médecine aujourd’hui sont formatés pour en faire le moins possible, parce que c’est dur et mal payé. Quand je vois leur combat actuel pour la spécialité et les manifestations, je suis déçu. Ils veulent seulement des postes.

Quand j’avais 25 ans, je savais qu’il était impossible d’être un bon spécialiste ici, donc je suis parti en France. Je pouvais avoir un très bon salaire et un bon statut là-bas, mais j’ai souhaité revenir. J’avais tout, mais j’ai toujours voulu revenir parce que les injustices qui continuent ici me sont insupportables. On perd petit à petit notre humanité quand on ne prend pas en charge quelqu’un de malade.

Y a-t-il un manque de volonté de changement dans la médecine

Quand j’étais jeune chef de clinique à Paris et que je venais au Maroc pour des formations, il y avait toujours des jeunes avides d’apprendre. On ne pouvait même pas tous les mettre dans le bloc opératoire. Et après toutes mes expériences à l’étranger, je m’attendais à ce que les étudiants soient très intéressés. Mais ce n’est pas le cas. Plus personne ne vient à mes formations.

Le problème ne commence pourtant pas avec les étudiants, mais avec le ministère, les CHU et l’enseignement dysfonctionnel. La manière dont on affecte et distribue les médecins n’est pas correcte, on ne les valorise pas. Ils s’arrangent pour être à mi-temps dans les villes lointaines et ne viennent pas tous les jours dans les grandes villes. Ce sont les petites villes et les campagnes qui souffrent le plus.

Les médecins ne font que les urgences et abandonnent la chirurgie réglée. Ils ne font plus d’actes invasifs et des opérations très importantes pour garder un bon niveau. Alors ils deviennent fainéants, ils régressent, ne savent plus se débrouiller en cas de complication. Mon problème n’est pas avec nos excellents médecins, mais avec la moyenne générale, que je trouve trop basse. Pour les patients, c’est une catastrophe.

Au ministère, les experts voient les chiffres, mais pas le terrain. Ils sont dans leurs coquilles et ne voient pas comment les femmes accouchent. Ils ignorent à quel point elles sont malmenées. On perd des femmes, des nouveau-nés… Les hôpitaux tombent en ruine malgré les investissements, ils sont surchargés, les patients dorment par terre. Une grande partie de la population accouche encore en hôpital public, parce qu’ils sont démunis. Dans le privé, entre 65 et 80% des couches se terminent en césarienne. Dans le public, c’est 8%. Mais accoucher dans le privé, ça coûte 4 ou 5 fois le salaire minimum. Certains n’ont même pas les moyens de prendre un transport jusqu’à une clinique.

Le docteur Lahna, à Bouskoura. Photo : Clément Di Roma

Est-ce qu’il y a encore de l’espoir pour un accès aux soins de qualité pour tous ?

Bien sûr. Il faut mobiliser ceux qui travaillent peu et redistribuer. On a un manque de personnel, mais il faut déjà commencer par attribuer correctement les postes. Par exemple, dans un hôpital central à Casablanca, il y a 5 médecins qui font des gardes incroyables, pendant que 5 autres ne font rien et sont dispatchés sur d’autres cas. Au lieu de mettre toutes les compétences à un endroit, on les éparpille. La capacité de rendement est très basse. Parce qu’on a fait jouer la politique avant la politique de santé. Certains élus veulent leurs hôpitaux, leurs spécialistes, et ça ne les dérange pas de savoir s’ils travaillent ou pas.

Les médecins perdent leur grandeur, ils ne travaillent plus assez sur des cas divers. Je connais une jeune médecin qu’on a affectée dans un petit centre, qui ne travaille qu’une semaine sur deux et ne fait pas de grosses urgences. Le jour où elle a eu une hémorragie, elle a perdu sa patiente, qui a laissé 7 orphelins. On a cassé une famille et je ne peux pas l’accepter. En tant que médecin humanitaire et en tant qu’expert maternel, c’est inconcevable.

Si on veut que nos spécialistes travaillent correctement dans des territoires lointains, il faut qu’il y ait des roulements, des formations continues, une reconnaissance et un salaire décent. Mais certains ne veulent pas réguler le système afin de garder un flou, qui encourage la corruption et les passe-droits. On ne peut pas avoir une santé correcte si on ne met pas tout ça à plat. Et tous les gouvernements passés, ministres et directeurs de cabinet ne font que colmater. Je suis patriote, mais je ne peux être satisfait de l’état de la santé ici.

Votre départ du Maroc est-il synonyme de votre abandon de la médecine

Je ne peux pas m’arrêter, donc je vais peut-être ouvrir un bureau à Istanbul pour intervenir au Moyen-Orient. Je sais mener des combats là où ils doivent être menés, sur un terrain plus fertile. Ici, je suis arrivé au bout de mes forces. Le Maroc est le pays où j’ai le plus de difficultés à travailler.

On humilie moins les patients en Syrie, en Jordanie ou au Liban. Ils sont respectés comme de dignes êtres humains et ne sont pas considérés comme des clients. Dans les pays en guerre, j’ai des opportunités pour travailler sereinement. Au Maroc, personne ne se préoccupe de ce que je fais.